Quand est-ce que vous avez rempli pour la dernière fois un formulaire ? il y a une semaine ? trois jours ? hier ? Aujourd’hui peut-être. Cela peut n’être qu’une simple signature, une inscription sur une application mobile, ou même un formulaire que vous avez tendu à l’un de vos clients. L’administration est partout. Elle fait corps avec notre société. Pour faire avancer notre propre vie, nous devons nous confronter à une montagne de paperasses dont l’on n’en verra jamais le bout. Pourtant, à force de les voir s’étaler sur toutes les tables de nos maisons, nous n’y prêtons plus vraiment attention. Nos mains s’agitent machinalement sans réelle conviction. On oublie quel document correspond à quoi, puis lorsqu’un employé d’une assurance ou d’une fonction publique nous demande un papier en particulier, il nous est impossible de remettre la main dessus. Cela paraît tout à fait absurde, à la manière de cette scène dans les 12 travaux d’Astérix où ce dernier déambule dans les étages pour y trouver le laisser passer A31. Bien souvent, on évoque cette paperasse sous des termes peu élogieux. On passe son temps à critiquer son inefficacité et pourtant nous n’essayons pas de la démanteler. On s’en plaint mais on continue à la remplir. Bien sûr, parce que bien souvent nous n’avons de choix que de faire autrement. Cependant, on subit cet abrutissement sans en déceler la provenance, et surtout les conséquences réelles sur notre société.
Heureusement , l’anthropologue anglais David Graeber a pris le temps d’étudier la bureaucratie dans notre société occidentale. En 2017, il publie l’essaie The Utopia of the rule, traduit simplement en La bureaucratie en français. Divisé en 3 gros chapitres plus une introduction et un appendice, Graeber ne souhaite pas donner une forme de continuité dans son essaie mais plutôt compiler une palette d’idées réunit sous la bannière de “la bureaucratie comme mal du siècle”.

Et peut-être devons nous commencer par comprendre d’où émerge cette fameuse paperasse. Il n’est question de résumer la chronologie bureaucratique depuis temps de l’Egypte ou des romains qui n’a que peu à voir avec celle qui nous intéresse, mais bien plutôt se pencher sur celle qui débute à l’ère industrielle, c’est-à-dire au milieu du 19eme siècle, alors que l’imprimerie se démocratise. Car toutes ces forces de travail en usines qui pullulent de plus en plus chaque année doivent bien être encadrées par une régularité. Le sociologue Max Weber avait d’ailleurs décidé de faire valoir la bureaucratie en la théorisant. Car malgré de nombreuses critiques vives à son égard, ce n’était pas sous un mauvais angle qu’il analyse ce système, le désignant comme étant la meilleure forme de mise en ordre rationnelle dite structurel. Son impersonnalité lui confère une légitimité d’intervention dans les rapports sociétaux qui serait en partie dépourvu de favoritisme. Bien sûr, il nuance son propos en admettant la perte de temps de certaines démarches ou encore la rigidité de certains processus bureaucratiques mais le discours se conclut par une certaine temporisation.
A l’inverse, Graeber voit tout cela d’un mauvais œil. Pour lui, cette bureaucratie est directement liée au marché, et donc aux profits qui en découlent. Il prend les Etats-Unis comme cas d’école surtout depuis la mise en place du New Deal en 1930 par Franklin D. Roosevelt qui ancre le mot bureaucratie dans le champ lexical commun mais lie également les secteurs publics avec les privés. En effet, la série de programme proposée par le Roosevelt pour redresser l’économie du pays suite à la crise économique de 1929 inclut des collaborations avec des acteurs du secteur privé comme des bureaucrates d’entreprises de firmes comme Ford ou Coca cola qui viendront redresser le monde du publique en détaillant diverses méthodes pour améliorer la cadence des tâches de travail. De ce fait, comme on le constate de plus en plus en France également, l’Etat fait appel au privé pour régler de nombreuses tâches publiques avec comme justification utilisant l’efficacité des acteurs privés, ceux habitués à agir sous la pression du temps monétarisé. Ainsi, on ne distingue quasiment plus la différence entre publique et privé au niveau des méthodes de travail.
Des méthodes qui, elles, sont désignées comme abrutissantes. On peut tous se rappeler que, plus d’une fois, nous avons dû naviguer entre plusieurs interlocuteurs pour régler un simple changement d’adresse par exemple. A vouloir incorporer des règles strictes pour structurer un Etat, on vient à créer un système lent et inefficace composé de nouveaux employés adepte du management dont l’utilité réelle reste à défendre. On les nomme alors Financial Manager ou Executive Manager, ceux venant modifier les modes d’exécution. Leurs positions au sein de l’organisme se situent bien souvent dans une zone grise entre le “petit” fonctionnaire et le haut fonctionnaire et qui désigne les méthodes de travail par un lexique propre au développement personnel perdu entre leadership et innovation.

Cependant, cette « dénationalisation » n’est qu’un engrenage parmi tant d’autres venu déplacer la machine étatique vers une idéologie néo-libérale. Gaber veut surtout démonter un problème de fond dans cette bureaucratie autoritaire, celle qui vient encadrer nos vies sous ses aspects les plus inconscients avec pour exemple évocateur l’idolâtrie du diplôme d’étude comme moyen d’évolution et de validation sociale concret et dont rien ni personne ne serait en droit de s’y opposer. Ainsi il paraît presque impossible de se rebeller contre cette administration où même la gauche n’oserait remettre en cause cette structure tellement elle-même s’ancre dans cette dynamique. Et lorsque, individuellement, nous essayons de nous dresser contre elle, Graeber nous explique que nous devons nous confronter à un violence directe.
brutalité bureaucratique
Mais de quelle violence parle-t-on ici ? Et bien il suffit d’aller au plus concret en désignant la police comme une extension directe de la bureaucratie. En fait, le schéma se présente ainsi : nous vivons dans un monde libéral qui, de ce fait, dépend des marchés libres et donc d’une bureaucratie verticale venue encadrer les réglementations impersonnelles, et pour être certain que la population respecte correctement ces règles, il faut monter une structure qui viendrait supprimer toutes entraves à celles-ci. Et quoi de mieux que la police comme outil d’oppression. Sous la menace, la bureaucratie, et donc le marché économique, peut s’épanouir. Et si nous décidons de ne pas obéir aux réglementations mises en vigueur, la police intervient pour infliger une violence directe, entendez par la physique. Cela découle vers des mesures arbitraires et impersonnelles que la police choisirait d’administrer. Et l’omniprésence de la police dans une variété de situations allant du tapage nocturne ou aux bagarres entre des individus nous empêche l’idée même d’imaginer un monde sans eux. Cette violence se retrouve d’ailleurs un peu partout à présent. On voit de plus en plus d’agents de sécurité dans les lieux publics comme les écoles, les bibliothèques ou les parcs.
Le droit de propriété qui provient des lois du marché montre également cette violence directe. D’ailleurs, il serait bon d’invoquer l’exemple des Etats-Unis qui serait, sur ce point précis, la parfaite caricature, un pays où chaque parcelle acquise par un propriétaire ne peut être, au sens littéral du terme, touchée par quiconque d’autre s’il n’aurait acces eu un passe droit. Surement assez logique dans un monde où l’individualité prone mais a la fois extrêmement violence et particulièrement punitif. Les films américains le montrent souvent non sans une certaine ironie avec le fusil comme premier recours pour repousser tout intrus. Et comme tout le monde ne bénéficie pas d’un droit de propriété égale, cette structure bureaucratique est fondamentalement inégale. Et donc la bureaucratie impersonnelle couplée aux inégalités de classe ne peut mener qu’à une violence ininterrompue.
L’autre réel souci est qu’une bureaucratie administre œuvre pour le déploiement d’une violence physique sans réellement prendre en compte les paramètres situationnels au cas par cas. La police ne peut que représenter l’intimidation et les menaces. Ce n’est plus une sécurité pour les habitants mais bien une peur. Il est pertinent de rappeler que trop rares sont les occasions où la police s’est pointée au bon moment pour intercepter quelconque crime et effectuer son travail dit « sécuritaire ». Au contraire, bien souvent nous percevons la simple présence d’un agent de police comme une menace car étant la concentration en un seul corps du tout pouvoir étatique, lui-même attaché à la logique du marché libre. L’expression “violence structurelle” prend alors tout son sens. Si nous ne répondons pas aux obligations bureaucratiques, une violence s’opère au point d’en devenir physique.

Bien sûr, ces propos peuvent paraître insensés. Au premier abord, nous n’avons aucune, ou peu, de raisons de se soulever contre cette structuration faite de feuilles de papiers agrafées entre elles. Après tout, nous n’avons qu’à remplir des formulaires impersonnels pour recevoir ce que nous souhaitons, du moins ce que l’on sait pouvoir souhaiter. Mais voila tout le probleme : tout cela parait si evident qu’il parait idiot de se dresser face a cette bureaucratie. Hors, voilà l’idée même d’un tel procédé psychologique qu’il nous permet de nous auto-persuader qu’il n’est possible d’imaginer un avenir collectif qu’à travers ces formes et rien d’autre. Combien de fois avez-vous entendu dire “une société différente de la nôtre dans ses fondements ? mais voyons, nous nous entretuerions« . Si cela est en effet une possibilité, c’est aussi nier toutes les autres formes encore inconnues de corps sociétaux qu’il nous reste à mettre en œuvre.
imagination et créativité pour la revolution
Cela nous mène au second point majeur dans la théorie de David Graeber qui est “l’ontologie politique de l’imagination”. En effet, cette imagination, ou bien création, est ce qui permet depuis toujours d’avancer socialement et plus largement dans le monde en général. Chaque révolution a besoin d’imagination pour s’étendre et exister. Tout ce qui est dorénavant acquis n’a pas été qu’un simple procédé naturel, mais bien une mise en place faite d’humains qui ont, par la créativité, donné naissance à la société actuelle et aux avancées sociales qui nous définissent. Sans imagination, le monde actuel et ses excentricités qui nous paraissent banales, la technologie en étant sûrement l’un des aspects les plus parlants, ne pourrait exister. Nous aimons construire des schémas utopiques dans nos têtes pour ensuite les réaliser et leur donner forme, qu’ils soient architecturaux, scientifiques mais aussi et surtout qu’ils s’articulent autour de nouvelles formes de rapports sociaux. On imagine pour nous créer.
Or, il ne peut y avoir de tel progrès s’il n’y a pas d’imagination au pouvoir. Pour Graeber, la bureaucratie court-circuite ce processus par son impersonnalité déjà citée et sa rationalité criarde. Tout est soit disant déjà construit par un système dit “efficace” et rien ne pourra rivaliser avec cette lourde administration. Puis, il va jusqu’à dire que nos actions dites libres au sein de la société – voter, faire des pétitions, s’appuyer sur des sondages – sont paramétrées pour nous enfermer dans un cadre qui guide notre pensée, nous empêchant une réelle émancipation contre-étatique. Il utilise un exemple concret que sont les chercheurs académiques en estimant que l’on ne leur laisse pas autant de liberté pour développer des inventions hors du commun, quelque peu extravagantes. Non, ils doivent s’inscrire dans une logique d’efficacité capitalistique, ne pouvant tergiverser vers des projets n’ayant un aboutissement concret à court terme et une retombée économique fructueuse. L’appareil sociétale est bloqué dans sa propre logique fait d’innovations répondant aux exigences du marché et de la concurrence.
Alors invoquer l’idée d’anarchisme comme moyen de lutte contre la bureaucratie, c’est d’abord tout réimaginer, se débarrasser du socle sociétal pour en modeler un nouveau qui ne devra pas laisser s’immiscer les inégalités. Ne pas apporter un contrôle écervelé sur les gens pour enfin laisser place à l’émancipation de l’imaginaire. Graeber ne crache pas sur tous systèmes désireux structurer un groupe, une collectivité, mais il se permet de douter de l’efficacité de celui comme le nôtre, surtout lorsqu’il est pavé de plus ou moins bonnes intentions. Beaucoup se convainquent d’effectuer des tâches utiles et censées au jour le jour, participer à une cause commune du travail comme moteur à notre bien-être. Alors parfois on s’autorise à rêver d’un monde meilleur, ce que l’on aime appeler une utopie. Peut-être est-il temps de rendre l’impensable pensable, l’inimaginable imaginable et l’inexécution exécutable.
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